Chaque jour, des milliers de curieux foulent le sol de Petra, le site archéologique le plus visité de Jordanie. Les Bédouins, implantés là depuis des décennies, ont trouvé dans ce tourisme massif une nouvelle façon de gagner leur vie, et proposent aux étrangers de découvrir la cité nabatéenne à dos d’âne ou de chameau. Mais certains viennent gâcher ce beau paysage en abusant les visiteurs. Leur cible ? Les jeunes voyageuses solitaires…
Les traits d’eyeliner entourent ses yeux sombres. Ses longs cheveux noirs sous son foulard noué sur la tête, sa barbe de quelques jours et sa peau tannée par le soleil, lui donnent des airs de pirate. « C’est Jack Sparrow ! », lance Raled, 26 ans, l’un de ses amis. Le garçon se nomme en réalité Raaed, a 25 ans. Sur les hauteurs de Petra, au sommet des montagnes, là où peu de touristes s’aventurent, cinq jeunes amis, visiblement bédouins, se sont retrouvé à côté de l’échope d’Ali, 22 ans, et ont laissé leurs ânes à proximité.
Au premier abord, le groupe ressemble à n’importe quelle bande de potes. Ils écoutent de la musique, fument, boivent un thé et rigolent un peu, assis sur le sol, à l’ombre d’une toile. Leurs sourires sont avenants et inspirent la sympathie… Pas de quoi se méfier. Après tout, rencontrer de jeunes Bédouins et en apprendre plus sur leur vie à Petra est inespéré. La conversation est intéressante, le thé qu’ils apportent gentiment est délicieux, et le cadre grandiose. D’ici, la vue sur les façades nabatéennes creusées dans la roche est imprenable. Les gens en contrebas semblent minuscules, le spectacle invite à la contemplation. « On a tous grandi ici, dans les grottes », raconte Raled, qui s’est installé à côté. « On ne veut pas quitter ces montagnes. Voir ce paysage tous les jours est une chance, on aime vraiment notre vie à Petra… » Les amis décrivent un quotidien idyllique dans cette merveille du monde. Ali vend des bijoux ici, Raled propose des tours en âne aux touristes. Raeed reste quant à lui évasif… Avec entrain, Raled suggère de visiter Petra sur le dos de son âne, « William » .
L’animal est docile et la balade remplie de découvertes. Un lézard bleu ici, une vue vertigineuse sur le Trésor là, une inscription nabatéenne gravée sur la roche, plus loin. Le jeune homme connaît les lieux dans leurs moindres recoins. Après plus d’une heure et demi à travers la montagne et sous un soleil de plomb, la promenade s’achève à l’entrée du site. Raled ne réclame rien et retourne sur ses pas, avant de disparaître dans le paysage… Le voyage permet de belles rencontres.
« Ces garçons sont des escrocs »
Pourtant, la réalité serait plus nuancée… Derrière ces plaisants personnages, rencontrés par hasard, se cacheraient de sombres intentions. « Ces garçons ne sont pas vraiment des Bédouins. Ils viennent d’Égypte, de Syrie ou de pays voisins. Leurs familles se sont installées à Petra il y a une dizaine d’années. Cette nouvelle génération profite désormais largement du tourisme » , explique un membre de l’organisation Shakira The Donkey, qui souhaite préserver son anonymat. « Ils vivent presque uniquement grâce à leurs arnaques auprès des jeunes femmes occidentales voyageant seules. » Depuis un an, et suite à une recrudescence de plaintes, cette association, constituée de bénévoles, fait de la prévention auprès des touristes. « On a pris ce nom, car à Petra, on vous dira que beaucoup d’ânes s’appellent Shakira. En réalité, ils ne donnent pas de noms à leurs animaux ! C’est une façon de se rendre sympathiques. Ces jeunes hommes sont pourtant des escrocs. Ils amadouent les femmes et paraissent totalement inoffensifs. Puis les choses peuvent vite dégénérer... »
Plus de 300 témoignages en un an
Le groupe qui se réunit sur la place haute du Sacrifice est bien connu de l’association. « Cet endroit est un peu leur QG. Ils gravitent sur le site depuis là, à la recherche de cibles potentielles. » L’an dernier, l’organisation a reçu plus de 300 témoignages de femmes abusées. « Ça peut aller de propositions dérangeantes à des choses beaucoup plus graves. Certaines se sont laissées attendrir, sont tombées amoureuses de ces beaux Bédouins qui leur promettent un peu de rêve et se sont ensuite fait escroquer. Celles qui refusent les avances ont parfois été droguées puis violées… » Sur les réseaux sociaux, l’organisation tente de collecter les histoires des victimes et de répertorier les plus dangereux personnages en diffusant leurs photos. Ali et Raaed en font partie.
Aucune plainte n’est connue à l’encontre de Raled. « Certains sont allés en prison suite à des agressions sexuelles, puis ont été libérés et reviennent sévir à Petra. On tente de prévenir les voyageuses mais ce n’est pas simple…«
« Je peux venir te chercher à ton hôtel »
D’autant plus que la technique de ces garçons est bien rodée… Les premiers échanges sont amicaux. Ils instaurent un climat de confiance, répondent volontiers aux questions, laissent entendre qu’ils sont les plus heureux du monde ici. Puis proposent le fameux tour privé en âne « gratuitement » , pour découvrir Petra « différemment » , loin des sentiers battus. Le même procédé, toujours. « Tu veux voir le coucher de soleil ? » demandent-ils aux voyageuses en quête de découverte et d’expériences uniques. « C’est le moment de dire non » , insiste le membre de Shakira The Donkey. « Car c’est souvent à partir de là que le garçon peut devenir insistant, proposer d’aller dans sa grotte partager un vrai repas de Bédouin. Si la fille se braque, il peut devenir agressif et essayer d’abuser d’elle.«
Et si la voyageuse laisse son numéro de téléphone à l’un d’entre eux, ces derniers l’inondent alors de selfies et de messages vocaux à longueur de journée. « Je peux venir te chercher à ton hôtel et te faire visiter Um Sayhoun, le village de Bédouins. » « Regarde comme le paysage est beau ici… » « Tu devrais revenir à Petra ! Tu es la bienvenue! »
En Jordanie, le phénomène reste peu connu. « C‘est très difficile d’en parler, à vrai dire. Cela nuirait au tourisme et ce ne serait pas bon pour le pays. Il y a un vrai silence autour de ce fléau. D’autant plus que les lois protègent mal les femmes… » Seule l’association Shakira The Donkey tente d’informer les voyageuses. Et si de nombreux articles ont été écrit et mis en ligne à ce sujet, ils restent inaccessibles en Jordanie. Sur son compte Instagram et sa page Facebook, l’association est active au quotidien, dans l’espoir d’être visible par le plus grand nombre. Grâce aux hashtags, les membres peuvent inciter les femmes qui se trouvent sur le site à la plus grande prudence. Une prévention essentielle. Car parfois, une triste réalité peut rattraper la voyageuse solitaire…
G.K.
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